Il faut rendre grâce aux sélectionneurs du dernier Festival de Cannes d’avoir programmé en compétition officielle le film d’Arnaud Des Pallières.Dommage seulement que le jury n’ait pas jugé bon d’attribuer au moins un prix d’interprétation à la performance de Mads Mikkelsen (mais il l’avait obtenu l’an dernier).
S’il est inconnu du grand public, ce cinéaste s’est signalé depuis longtemps à l’attention des critiques par une œuvre exigeante caractérisée par le choix de sujets humanistes et par un incontestable talent pour la mise en scène.
Parc (2009) est un film dérangeant, servi par d’excellents interprètes. Le magnifique documentaire Drancy Avenir (1997) est un acte d’accusation contre le gouvernement de Vichy, inspiré par une indignation et une compassion vibrantes pour les juifs français qui en ont été les victimes. Ces sentiments se retrouvent dans toute l’œuvre d’Arnaud Des Pallières, qui tourne autour de l’injustice et de la révolte.
Comme lui, Heinrich von Kleist, dont le cinéaste s’est inspiré, a été peu reconnu de son vivant. Il n’a conquis une audience considérable qu’après sa mort tragique, à 34 ans. Il y a une incontestable parenté entre l’œuvre du cinéaste et celles denses, de l’auteur du Prince de Hombourg et de quelques nouvelles. Sa prose sobre et rapide ne s’encombre pas de détails superflus, ce qui le rend très moderne.
Un héros emblématique de la littérature allemande
Dans Michael Kohlhaas (1808), court roman historique situé au XVIe siècle, il retrace la lutte d’un marchand de chevaux brandebourgeois contre les institutions de son temps. Kohlhaas combat avec obstination contre le baron Tronka et son influente famille, qui l’a gravement lésé, pour défendre un principe. Et le voilà qui menace, en quelques semaines, l’équilibre politique et social de l’Électorat de Saxe tout entier.
Le cinéaste pensait à adapter cette nouvelle depuis vingt ans, fasciné par ce héros emblématique de la littérature allemenade qui incarne le combat d’un homme seul contre un État puissant, de la bonne foi contre l’iniquité du pouvoir. Le pot de terre et le pot de fer. Il a trouvé en Mads Mikkelsen l’interprète idéal. Sans un mot ni un geste de trop, il parvient à incarner la justice bafouée, l’impuissance rageuse et la volonté inébranlable du protagoniste de se battre contre ceux qui l’oppriment.
De plainte en rebuffade, de déni de justice en vaines procédures, Michael Kohlhaas en arrive à s’opposer au baron, au prince et à l’État saxon tout entier. Quand sa femme est tuée par les gardes du roi, l’indignation le submerge. Il se métamorphose subitement. De simple bourgeois convaincu de son bon droit, il devient une force vengeresse implacable. Désormais plus rien ne compte que son droit. À la puissance injuste d’une société féodale et corrompue, il oppose une violence impitoyable. Pourchassant sans relâche le baron, il remporte plusieurs succès inattendus contre les forces de l’État. L’homme commun est devenu archange vengeur, justicier de Dieu.
Une mise en scène parfaitement adaptée
La mise en scène d’Arnaud Des Pallières est parfaitement adaptée à ce sujet tragique. Le parc national des Cévennes choisi pour figurer la Prusse est le cadre idéal de cet affrontement entre l’arbitraire d’une société clanique et l’homme seul, qui n’a aucune chance de voir ses droits reconnus par le pouvoir. On suit avec passion cette lutte dont le caractère inégal est mis en valeur par une photo magnifique, des éclairages soignés et un montage magistral.
Les plans larges de paysages et de batailles alternent avec les plans rapprochés qui nous introduisent dans l’intimité du personnage et nous font mesurer son aptitude à la douceur et sa générosité. Le visage de Mads Mikkelsen, illuminé par l’amour ou torturé par la révolte domine le film. Son corps puissant semble invincible, même aux pires moments. Le clair obscur très présent rend le film austère, mais son sujet l’exige.
Une révolte personnelle ou collective?
Car il est très subtil. Autant qu’un conflit entre la puissance brute et effective et un individu fort seulement de son bon droit, qui caractérise somme toute l’univers du western, il s’agit de la différence essentielle entre deux conceptions de la justice: démarche individuelle ou communautaire? Sentiment ou concept? Le problème qu’incarne Michael Kohlhaas est celui de savoir si le tort subi par un seul est un tort fait à tous.
Si sa révolte est personnelle ou collective. Si sa démarche est dictée par un besoin de vengeance ou par un souci de réparation commune. La justice ne peut être le fait d’un individu, mais doit impliquer un ordre supérieur. L’un des moments forts du film est la discussion passionnée avec Martin Luther. Venu apaiser Kohlhaas et lui transmettre une promesse du Prince – l’amnistie contre l’assurance d’un procès équitable –, il dessert l’homme pour sauver l’idée de justice. Kohlhaas, sur la foi de cette garantie, rend les armes, mais la famille du baron finit par obtenir son arrestation. Procès bâclé, condamnation, défaite du plaignant.
La toute-puissance de la liberté humaine face à l’arbitraire
Pourtant si le Prince permet la condamnation de Kohlhaas, il démet les Tronka de leurs hautes fonctions pour avoir mis en danger l’État par une obstination coupable à défendre une cause stupide. Dans le système féodal, leur fonction de soutiens de leur suzerain, de défenseurs du Prince n’est plus tenable. Sans dévoiler le retournement final, disons qu’il est à la fois astucieusement romanesque et hautement moral. Kolhaas figure le roseau qui résiste mieux que le chêne, le grain de sable qui enraye la formidable machine du pouvoir. Au prix de sa vie certes, mais il n’en a cure car sa mort le fait paradoxalement sortir vainqueur de son combat justicier
Arnaud Des Pallières adopte le point de vue de Kleist affirmant la toute-puissance de la liberté humaine face à la conjonction de l’injustice, du pouvoir arbitraire et du destin. Mais il infléchit ce texte révolutionnaire vers un dilemme moral et politique d’une grande profondeur. Si son film – très maîtrisé – est lent, méditatif, contemplatif, c’est aussi un grand film d’action et une oeuvre philosophique dans laquelle il déploie toutes les facettes de la question posée. À voir absolument.
Anne-Marie Baron